jeudi 25 octobre 2018

Un accouchement sans cesse différé

Lana Del Rey, "Born to die"
Les gens ordinaires se répètent, tendent à prendre chez autrui leurs émotions ; la plupart du temps, ils imitent l'expression de l'émotion susdite, sans l'éprouver, sinon lointainement. C'est flagrant. Pour eux, si on est triste, on pleure. L'émotion doit être manifeste, voire violente : fondre en larmes. On s'arrête auprès d'une personne qui fond en larmes, on la console avec les moyens du bord et on mesure à ses larmes, à ses cris, à ses reniflements, la profondeur abyssale de sa peine. Or, il y a de grandes chances que cette peine ne soit pas à la hauteur de son expression, que cette expression ne soit qu'une grimace, pour soi ou pour le public. Ceci n'est pas une théorie. J'ai observé la chose mille fois, et l'observe encore, et chaque fois je me dis : incroyable !

Par « gens ordinaires », j'entends le public, ces personnes qui vivent sans trop s'attarder sur le comment du pourquoi, les phénomènes, les causes réelles et profondes de leurs émotions, et qui ne s'y attardent pas pour l'excellente raison qu'ils s'en fichent ; s'ils ne s'en fichaient pas, ils se donneraient les moyens de creuser et de comprendre ce qui leur arrive, d'où ça vient et comment c'est remonté, là, sans crier gare. Ces gens sont souvent spontanés, et la spontanéité est regardée comme quelque chose de positif ; les intellectuels sont considérés, souvent à raison, comme des empaillés : inexpressifs, froids, parlant à la rigueur de leurs larmes, mais n'en versant jamais. La spontanéité a certes un côté attrayant, vivifiant. Nous aimons les enfants parce ce qu'ils sont spontanés en tout, c'est-à-dire, aussi, irréfléchis ; les intellectuels nous barbent parce qu'ils réfléchissent trop. Or, en toutes choses, il faut un peu de spontanéité et beaucoup de réflexion. La spontanéité qui vous fait éclater de rire réjouit ; celle qui vous fait frapper un fâcheux peut vous coûter cher. Alors, de grâce, pas de culte de la spontanéité, pas de jugements trop négatifs non plus sur ceux qui, par nature ou par éducation, gardent pour eux leurs émotions au moment où il les ressentent. Chacun, je pense, a ses raisons d'exprimer ou non les émotions qu'il ressent sur le moment. Je plains juste le type qui voudrait bien éclater de rire, mais se le refuse, sous le prétexte idiot de la décence, par exemple. Ça ne se fait pas. Que va-on penser de moi ? Que dirait Mère si elle me voyait ? Je ne suis pas du genre à me donner en spectacle, etc. À celui-là, on botterait le cul volontiers, on placerait sous son siège des pétards comme à celui qui ne cesse de réagir et de surréagir on mettrait bien une balle parfois, tant nous fatiguent ses emportements, ses nerfs à fleur de peau, sa frénésie, ses pulsions dangereuses et destructrices.

vendredi 15 septembre 2017

L'âge du fossile

[Je publie tel quel ce billet inachevé de mars dernier. Lorsque je me lance dans la rédaction d'un billet de blog, je sais plus ou moins de quoi je vais parler, mais j'ignore la raison profonde de cette pulsion. Je la découvrirai au fil de l'écriture, assez tard, et je saurai où mettre mon point final, derrière quel mot. Vous savez, cette petite chose innommable et qui démange, je ne sais où, et qui soudain se détache grâce aux mots, se libère de vous et vous libère d'un rien, d'une poussière. Ici, rien de tel. Là où ce billet s'arrête, si le sens pour vous est complet (il s'agit bien sûr de mes sempiternelles plaintes quant au temps qui a fui), il ne l'est pas pour moi. La petite chose ne s'est pas détachée, qui se serait détachée toutefois si j'avais poursuivi ce texte, j'en suis sûr — encore qu'il y ait dans les archives secrètes de ce blog six ou sept brouillons, autant d'esquisses, d'esquives, d'accouchements différés dont j'ai fini par avorter, parfois par paresse. En relisant ce texte, j'ai estimé qu'il faisait sens, malgré qu'il ne donne pas sa lumière. Il est encore en quête, en train, en retard, en retour, en cascade, en casquette, à venir. Il me fait penser, bien que je ne sois pas d'humeur lugubre, à un ultime voyage. Un type enthousiaste part se balader, comme il en a l'habitude, et puis il ne rentre pas. Il disparaît. On ne sait rien de lui, sinon qu'il est parti. Partir, cela arrive...]

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vendredi 17 mars 2017

Cheveux longs, idées courtes, nostalgie lancinante !

Jean Georgakarakos, que vous ne connaissiez sans doute pas, est mort en janvier dernier. Cela m'avait échappé. Du reste, je ne suis pas dupe : je ne le connaissais pas, même de nom.

Mieux connu sous le nom de Jean Karakos, il était un producteur français de musique, l'un des créateurs du label BYG Records et celui, plus tard, du label Celluloid. Et ça, ça me parle. Sans doute était-ce à l'occasion de sa mort que la Sonuma (l'INA belge) a republié un reportage d'archives de la RTB de novembre 69. C'était un reportage sur le Festival d'Amougies, qui s'était déroulé du 24 au 28 octobre dans le patelin d'Amougies, dans le Hainault, à la frontière française. Le Festival d'Amougies, c'est le premier « Woodstock » européen, rien de moins. Je suis tombé sur cette archive en allant sur le site de la Sonuma, comme je le fais de temps en temps. Et comme toujours, un émerveillement rétrospectif, une nostalgie sans nom.

vendredi 17 avril 2015

Au printemps les mains pleines

Je dois sembler bien bizarre à certains. Je suis capable de demeurer le cul sur ma chaise six mois durant, devant mon écran d'ordinateur, et puis voilà soudain qu'une crise aiguë de bougeotte me dynamite et me propulse sur les chemins, où je me dis : « Putain, quand même, merde, c'est ça la vie et c'est bon ! »  — car je suis un adepte du soliloque, et je ne surveille pas toujours mon langage. Bizarre, insolite, singulier, inquiétant peut-être. 

Je vis beaucoup par procuration, c'est un fait. Ce n'est pas brillant, mais c'est un fait. Ce n'est pas que je vive sur des manques. Je m'enferme volontairement. Mon régime en hiver (au sens large du terme), lorsque je ne travaille pas à l'extérieur, c'est sommeil le jour et vie la nuit. J'écris, je lis, je rumine. L'actualité me fournit un foin bien gras, en abondance, si bien que je rumine sans désemparer. 

Ce serait d'un bucolisme à pleurer si tout allait plus ou moins mal, comme de toute éternité. Or, il semblerait que tout aille de plus en plus mal, et que le cartel de coquins qui nous dirigent, nous informent et nous divertissent, ait décidé sans nous en référer, de nuire absolument. Ça en devient vertigineux. J'ai ri de cela longtemps, comme au spectacle d'un pitre doué : c'est un spectacle, rien de plus. Ce n'est plus un spectacle au sens forain du terme. C'est la réalité. Nous sommes cernés. La planète délire sec. Les clowns sont aux manettes. Camés, les clowns.

vendredi 3 avril 2015

Papy insiste, Papy résiste !

Comme il ne peut pas pleuvoir chaque semaine des avions bourrés de figurines, comme l'Ukraine c'est loin et le Yémen plus encore, nos bons médias, toujours à l'affût d'un dérapage plus ou moins contrôlé, ont retrouvé l'os à ronger qu'ils préfèrent ― un vieil os tout moussu, comme le papy qui en est le légitime propriétaire : Jean-Marie Le Pen. Qui s'est à nouveau libéré d'un gaz dont se sont offusqués les sensibles naseaux républicains. Vilain récidiviste ! Pas beau ça, Papy !

Jean-Marie Le Pen, qui est à peu près le contraire d'un imbécile, et qui raffole des mots à double sens, a donc répété, puisqu'il le pense, que les chambres à gaz n'étaient qu'un détail de l'histoire de la dernière guerre mondiale. Quand on le cite, on s'arrête souvent, c'est curieux, après « détail ». Si j'écris que « les Noirs sentent bien ce qui les différencient culturellement des Blancs », vous coupez ma phrase après trois mots et vous avez débusqué un raciste. Ça tombe bien : c'est ce que vous cherchiez ! La citation tronquée, un vieux classique. Ce n'est pas Michel Onfray qui me contredira. 

L'affaire remet Landerneau en émoi, tout le monde a des vapeurs, y compris dans le camp (oups !) du Papy, ce qui est un peu une nouveauté. La fille, qui a repris les rênes du parti pour en dorer le blason bruni, a fait : « C'est pas vrai, mais c'est pas vrai !... » en mimant à peu près bien la consternation, en même temps qu'un fatalisme résigné. Quant à Gilbert Collard, député mariniste de stricte observance, il a cru bon devoir couiner sur Twitter comme quoi la Shoah « était l'abomination des abominations » et puis voilà !, ce qui lui valut en retour un cinglant : « Ferme donc ta gueule, espèce de collard ! » signé JMLP.

Bien plus qu'un fasciste, Jean-Marie Le Pen est un vieil anarchiste rigolard, un Français d'hier, amateur de bons mots, aimant la gaudriole. On le sait prompt à dégainer le calembour, surtout sur des thèmes qu'il sait sensibles. On rit ou on ne rit pas. Ça ne vaut pas un procès, même d'intention. Il me fait penser, plutôt qu'à mon superbe Obersturmführer en illustration, à un gamin facétieux qui lancerait une fois de plus le même pétard dans le poulailler, s'amusant du spectacle des pintades affolées. En effet, qu'est devenue notre société, sinon une assemblée de pintades explosant dans tous les sens au premier pétard ? 

Malgré ses 86 ans, Jean-Marie Le Pen n'est pas gâteux. S'il est un homme qui sait ce qu'il dit, c'est bien lui. Le dernier de cette race, d'ailleurs. Il sait bien aussi, évidemment, ce que les autres vont entendre et comprendre et commenter. Et ça le fait se marrer. C'est encore permis. C'est mal vu, mais c'est encore permis.

S'il n'est un imbécile, Gilbert Collard est un couillon. Quel besoin de rappeler que la Shoah a été une abomination ? Quelqu'un en doute, peut-être ? Croit-on que Jean-Marie Le Pen lui-même puisse en douter ? Ce n'est pas le sujet et le bon mot du papy n'en est d'ailleurs pas un. C'est une provocation, en même temps qu'une stricte vérité. On feint de croire que « détail » n'a que le sens familier de « chose insignifiante », alors que le sens premier du terme est celui d'un « élément dans un ensemble », ce qui n'induit pas que ce détail soit d'un intérêt mineur. Ce que Jean-Marie Le Pen nous dit par le biais de cette phrase volontairement ambiguë (puisqu'elle joue sur le double sens du mot « détail »), c'est que l'histoire de la dernière guerre ne peut être réduite à la Shoah, toute abominable qu'elle fût. La dernière guerre a été un ensemble d'événements tragiques, dont la Shoah. Un génocide planifié, ce n'est pas rien. Ce n'est pas tout non plus ― sinon Oradour c'est de la merde. Voilà ce que dit Papy Jean-Marie, rien de plus, quand même on lui prête des sous-entendus nauséabonds, quand même il sait qu'on lui en prêtera et qu'il ne fera rien pour qu'on lui prête autre chose. Le vieux loup de mer ne se soucie pas du conformisme intellectuel de rigueur, ce qu'on appelle le politiquement correct, le même qui fait dire aux ânes et répéter que l'islam est une religion d'amour, de tolérance et de paix, comme si quelqu'un en doutait une seule seconde !